March 24, 2005

Test pattern



J'arrivai sensiblement en retard, les checkpoints au nord de Paris ayant été fermés suite à un attentat. J'avais laissé un message sur la boîte vocale de Eastern pour le tenir au courant et avais fait un détour par la Porte de Levallois.

Le rendez-vous avait lieu dans un call center désaffecté à Sarcelles, juste en face d'un hôtel Ibis. L'immeuble avait tout l'air d'être condamné. Les fenêtres étaient murées par des briques tenues en place par de larges appliques de ciment. La façade regorgeait de graffiti composés de divers tags et des noms des groupes de rap les plus en vogue, de représentations grossières de vulves et de pénis dessinés à la bombe ainsi que de gribouillages d'insultes maladroites employant les mots anglais suck et fuck. L'état des lieux me fit comprendre que cette demande n'allait pas tarder à sortir de l'ordinaire.

Je repérai l'entrée, une porte blindée avec un panneau doré qui portait l'inscription GROUPE LOGOMACHIE S.A. Je composai le digicode que Eastern m'avait fourni dans son e-mail et j'y entrai.

Mes pas résonnèrent lourdement dans l'escalier. Je passai au deuxième étage et fis de nouveau un autre digicode pour y accéder. Le bureau de Eastern se trouvait au fond d'une vaste salle utilisée autrefois pour des opérations de télémarketing. Je longeai des dizaines de rangées de cubicles vides, entièrement évacués de tout matériel télécom et informatique. Des grappes de câbles tombaient du plafond troué et faisaient irruption, telles de mauvaises herbes, des gaines éventrées. D'autres câbles arrachés serpentaient le sol tous azimuts. Les seules traces apparentes d'une activité humaine récente étaient les quelques photos et calendriers poussièreux encore punaisés aux cloisons blêmes.

Eastern me reçut dans son bureau. Son cigare Trinidad Fundadores, projetant des fumerolles en arabesques vers le plafond, alourdissait encore plus l'ambiance, si ce n'était que l'aménagement dispendieux y tranchait singulièrement avec la misère vue dehors : éclairage à l'halogène, couleurs ensoleillées, moquette épaisse, fauteuils en cuir.

-- Désolé pour le retard. Il y avait une merguez-party à la Porte de Clignancourt organisée par quelques indigènes de la République munis de ceintures d'explosifs.

Ne réagissant nullement à mes propos, il me pria de m'asseoir et il commença la réunion en allant droit au but.

-- Selon tous les usages habituels, personne n'est au courant de rien. Le contrat sur lequel je travaille actuellement n'existe pas. N'empêche que j'ai quelques grands ténors du MiniCul1 sur le dos et je me trouve dans une situation particulièrement pénible, voire hasardeuse.

Il tira longuement sur son havane avant de continuer. La cendre rutilante au bout envoyait une alerte rouge.

-- Le Ministère attend du produit mais mon atelier est complètement bloqué. Mon progiciel est verrouillé et je me trouve dans l'impossibilité de faire travailler mon équipe. De leur côté, les cadres du Ministère qui gèrent les contacts avec mes services ne se gènent pas pour me rappeler, et ce dans des termes plus que directs, que j'ai une obligation absolue de résultat sur cette affaire. Je trouve que le ton s'accompagne, depuis peu, d'un brin de menace.

Pour clôturer son introduction, il lâcha une généreuse bouffée de fumée qui plana pendant quelques secondes au-dessus de son bureau.

-- Faites voir votre installation et je verrai ce que je peux faire.

Un ascenseur privé qui desservait son bureau nous déposa dans un sous-sol où se trouvait la salle-machine, ou plutôt l'atelier d'écriture, comme l'appelait Eastern.

Je remarquai d'abord le dispositif de visualisation composé de grands cadres métalliques suspendus depuis des rails coulissants fixés au plafond. Chromé noir, le tout était lisse, étincelant, froid, comme si l'installation était forgée à partir d'un métal stellaire dans un laboratoire orbital. Qualité cosmique. Trois écrans plats étaient encastrés dans chaque châssis, un grand écran au milieu flanqué de deux écrans plus petits qui étaient légèrement tournés vers le centre. Tous les écrans affichaient une mire en forme de mandala celte en noir et blanc. De légères perturbations vinrent troubler l'affichage.

-- C'est du joli. Qui vous a fait l'installation ?

-- Un spécialiste qui m'a monté des salles de marché à Macau par le passé. Il me devait quelques services.

-- Donc, c'est ici que vous avez investi vos gains suite à la bulle du coltan.

-- En partie.

Désirant changer de sujet, il pointa du doigt l'unité centrale. Celle-ci trônait au milieu de l'installation. En forme de cube, elle avait l'aspect d'un bloc de granit noir poli, des câbles RJ-11 sortaient de chaque côté comme autant de tentacules translucides. Deux grands fauteuils en cuir munis de pupitres se trouvaient de chaque côté. Chaque fauteuil était positionné sous un des ensembles d'écrans plats. L'autre extremité d'un câble RJ-11 sortait d'une gaine fixée sur l'accoudoir droit de chaque fauteuil.

Je m'approchai de l'ordinateur. Le cube vibrait de façon si intense qu'au toucher il émit un léger bourdonnement aigu tout en déchargeant un fourmillement dans les doigts. La seule chose qui cassait la noirceur lisse de sa surface était les logos jumelés d'IBM et d'Intel accompagnés de la mention 'IBM ThinkTank, Intel MPG Inside'.

Eastern, voyant que je regardais la marque, me donna quelques précisions.

-- Pour IBM c'est un ThinkTank, mais pour moi c'est un Writers' Block.

J'acquiesçai en souriant avant de passer aux questions techniques.

-- Et qu'est-ce qu'il y a comme OS et applis sur cette bécane ?

Il sortit un calepin de sa poche et commença à lire à haute voix.

-- Linux MPG 1.5, C shell MPG, MySQL MPG 0.9, et Perl MPG 1.1. Tout est en version MPG2.

-- Comme compilateur ?

-- Un vieux gcc MPG 0.8.

-- Et qu'est-ce qui se passe avec le progiciel ?

Eastern m'invita à m'asseoir dans un des fauteuils et prit le fauteuil à côté de moi.

-- Je soupçonne les chinois d'avoir verrouillé ma license 'Brainstormer'. C'est un achat que j'avais négocié à Chi-Lung, juste après l'invasion. Le logiciel était patché pour se connecter à leur grid lors de chaque séance utilisateur afin d'accéder à des modules essentiels au fonctionnement de l'ensemble. Ils ont dû décider de résilier la license. Le comble, c'est qu'il s'agissait d'une license piratée par eux à partir d'un grid brésilien. Depuis un moment, la rumeur court qu'ils montent une opération similaire à la mienne à Taipei. Je crains qu'ils n'aient décidé de passer à l'acte. Bref, j'ai huit consciences encapsulées que je n'arrive plus à faire tourner.

-- Qui vous a bricolé les interfaces machine-cortex ?

Eastern me dévisagea.

-- Moins vous en savez, mieux c'est pour vous. Et pour moi.

-- Les données cognitives encapsulées sont en quel format ?

-- Nous utilisons BrainWaves XML avec le DTD lite.

-- Alors, il me faudra un AC/DC3.

Là-dessus, il poussa un soupir de résignation.

-- Ce sera plus délicat, vous savez. Ce genre de logiciel n'est plus admis dans nos contrées, règlements édictés par l'ONU-bis obligent.

-- Je ne peux rien faire sans.

-- Vraiment ?

-- Vous n'aviez pas vos entrées dans les archives soft à Natal4 ?

-- Si, j'y ai toujours accès.

-- Bon. Je ne peux rien faire sans. Il me le faut absolumment.

-- D'accord, je verrai ce que je peux faire. Bon, venons-en aux faits. À vue de nez, ça cherchera dans les combien ?

Je fis rapidement quelques additions mentales.

-- Ça cherchera dans les 20.000 euros plus les frais pour une livraison sous 30 jours. Je prendrai l'équivalent en neuneus5 si ça vous arrange.

Eastern fit oui de la tête.

-- D'accord. En effet, un règlement en nouveaux euros est préferable et ne risque pas d'attirer les regards indiscrets. Faites comme d'habitude en me faisant parvenir une offre écrite pour une quelconque étude de base des données. Mettez-le tout au nom de votre société. Vous pouvez commencer immédiatement.

Je me levai.

-- Bon, c'est marché conclu alors.

Il se leva à son tour et me serra la main énergiquement. Quelle qu'était la nature de la demande, je n'avais jamais refusé le développement d'un logiciel clandestin. Le plus souvent je ne savais nullement comment procéder suite à l'acceptation de mes conditions. Cette fois-ci encore moins que les autres.

Je sortis. Il faisait nuit. Un vent glacial traversait le carrefour. Le froid sec et la montée de mon adrénaline étaient annonciateurs d'une longue nuit. En face, l'énorme enseigne néon de l'hôtel grésillait bruyamment. Son clignotement me malaxa la vue avec ses pulsions lumineuses.

Je marchai à cadence soutenue pendant plusieurs minutes avant de m'arrêter. Les poumons explosés par le froid, j'arrivai au centre d'un de ces espaces urbains neufs, largué sur le quartier délaissé comme un colis d'aide humanitaire censé redonner vie à une zone en friche. Ne manquaient plus que quelques casques bleus pour injecter davantage d'inutilité dans le décor environnant.

Le secteur était nouvellement construit et à peine défraîchi, les phares des lampadaires étaient auréolés d'irisations crystallines et l'éclairage au sodium nappait le trottoir d'un ballet de lueurs poussièreuses. Au loin, je voyais toujours scintiller la marque de l'hôtel. À moins que ce n'étaient des persistances rétiniennes qui me troublaient la vue de sorte que, même avec les yeux fermés, je voyais bien sur les linéaments brodés en fines dentelles à l'intérieur de mes paupières que l'enseigne était endommagée et que le 'H' et le 'O' étaient éteints.

Tel Ibis.

1 : Ministère de la Culture, de la Communication, de l'Information-Spectacle, et du Temps de Cerveau Humain Disponible.
2 : massively parallel grid
3 : accumulateur des consciences/décompilateur des consciences
4 : l'Institut International de Neurosciences à Natal au Brésil
5 : Nouvel EUro ; mis en circulation en Allemagne, en Belgique, et en France suite à la déclaration d'Istanbul décrétant une Union européenne à cinq vitesses.

March 14, 2005

Sous le métro aérien à Jaurès

Un homme tourne sous la pluie à Jaurès, son ventre bien creux ;
dans un rêve lointain il fut cadre sup' à la Tour GAN.
Son sac Ed contient une lettre de l'ANPE.
Il fait la manche en face des caravanes du cirque Tsigane.

Une folle mendie cent balles aux passants indifférents.
Ils ignorent qu'il est une vedette, un junkie solaire,
qui se laisse fondre dans la spirale d'un décès lent,
en guettant son prochain client, un vicieux notaire.

Un cul-de-jatte clopine sur un étai solitaire.
Cela fait un bail qu'il a mis l'autre béquille au clou ;
puis, il tombe raide en frissonnant et en gobant l'air.
Il se dit qu'il est trop tôt pour finir dans un trou.

Un clodo gigote sur une grille d'aération ;
dans son sac de couchage troué, il a trop la loose.
Comme un fauve, il défend son dernier bastion,
mais il a trop la flemme pour aller gagner du flouze.

March 1, 2005

white girl in paris

Autour du métro Stalingrad,
une paumée fait la picorette.
Elle s'agenouille juste devant un rade
pour cueillir d'illusoires galettes.

Une cage d'escaliers loge l'autel.
Des dévots crades vénèrent la dose.
Les croyants filent 'Porte de la Chapelle'.
La cave 'rue de l'Evangile' est close.

Âmes en dérive cherchent pénitence.
Les petits cailloux blancs absolvent tout
leur désespoir sur un matelas rance,
parmi le sang, l'urine et les poux.

Le RMI et la CMU
sont monnaies courantes dans ces lieux.
Tout comme le prix d'une passe chez les grues
pour embrasser le cul de Dieu.

Les cours du Subutex grimpent fort
sur le marché à Château Rouge.
C'est l'hécatombe à la Goutte d'Or.
Dans les cours des squats, rien ne bouge.

Les crackeurs se planquent, les modous veillent,
les camés casés tous font gaffe.
Le dernier chic est le look Popeye.
Cent tapineuses du périf taffent.