September 1, 2005

Black City

Les arbitrageurs de l'apocalypse. Notre lieu de rendez-vous se trouve au deuxième sous-sol d'une tour du 13e arrondissement, une tour réquisitionnée par décret OPAC, comme une part toujours grandissante de l'immobilier parisien. Notre salle de marché est tapie sous les braises de ce Paris délabré, ville immolée par les programmes économiques successivement ébauchés par cette VIème République nationale-socialiste, programmes économiques largués comme tant de bombes au napalm par une génération de leaders politiques gavée d'une pseudo-science bricolée à partir d'une vieille brocante léguée par Naomi Klein, Susan George, Viviane Forrester, Sous-Commandant Marcos et consorts.

Les cambistes des catacombes. Nous travaillons dans les fissures creusées par le décalage entre l'économie réelle et celle qui est dictée par les grands pontes de l'UE2, où nos échanges occultes constituent les carrières virtuelles d'où est minée la richesse de demain. Creative Destruction Inc., société en cours d'incorporation dans l'Interzone et opérant à travers ces interstices furtifs où le marché, piétiné mais jamais vaincu, reprend ses droits naturels.

Les traders du tohu-bohu. La province est sous la coupe de la beggara et les parisiens ont perdu pied depuis belle lurette, leur ville lumière submergée par les hittistes, les crevards, et les anars gravitant autour des divers Black Blocs. La France tourne au régime turbo-féodal. Là-haut dans la rue, tout se joue dans une cour des miracles. Ici bas, au milieu de nos halles souterraines, règnent les cours des marchandises en tout genre. Ici chez nous, c'est Black City. Là où je trempe dans les affaires techno-littéraires.

La sono pulse d'une musique de raï saturée qui fait trembloter les verres à whisky. Je sirote mon Jameson sans glace, 40% d'alcool qui rappelle le taux de chômage officiel. À côté de moi un trader nouveau riche, que je n'ai jamais vu ici auparavant et qui semble être bien parti suite à une forte dose de Grand Theft Ego, pslamodie son baratin d'halluciné: "leftover vibrations of police state paranoia cultivated by narcotics bureaus".

Djamel me fait signe de l'autre côté de la pièce. Je le rejoins à sa table pour lui rappeler qu'il n'est pas question de laisser ces manuscrits en langue bambara à ces connards de fonctionnaires. De vrais bijoux écrits sur peau de mouton, écorce d'arbres, et omoplates de chameau, une belle brochette du patrimoine de l'humanité qui se vendra à prix d'or. Djamel a déniché un lot de plus de 5.000 manuscrits chez un professeur, plutôt mal rémunéré, de l'université de Sankoré à Tombouctou. Je lui confirme que je paie trois fois le tarif Unesco et en espèces sonnantes et trébuchantes. Dès qu'il s'agit de littérature, j'ai la tchipa facile et généreuse.

Une main m'agrippe par l'épaule. C'est Eastern. Il vient aux nouvelles.

-- Alors, qu'est-ce que devient cette séquence neurogénétique ?

-- C'est bon, mais il y a eu quelques complications. J'ai du quitter Copenhague en vitesse, les évangélistes de la CAMBIA commençaient à se douter de quelque chose. J'ai fini par expédier le code vers Natal depuis un Starbucks à Malmö.

-- T'as quand même employé notre codec ?

Ne voulant pas revenir sur cette histoire, je ne daigne pas répondre. Je change rapidement de sujet.

-- Où est Bilal ?

-- au Telex No. 11. Il est sur une affaire. Une histoire de coltan.

Derrière moi Baby, trader hongrois -- Babelon de son vrai nom, fait un boucan d'enfer. Il se fâche avec le trader nouveau riche, qui est manifestement un indigne représentant de la tchitchi parisienne et qui a eu la maladresse de vouloir lui régler une affaire en neuneus.

-- Je vais t'expliquer ça en termes simples, tu sais, style abécédaire.

Il marque une pause avant de se lancer à fond:

-- Mon groupe industriel entre dans la bagarre mondiale du business planétaire et ça brasse plein de billets. Des greenbacks américains, des yuans chintocks, des roupies indiennes, des yens nippons, et j'en passe. Pour connaître la valeur d'un billet donné, rien de plus simple. Il suffit de consulter les taux de change sur ton PDA. Mais il y a plus important que la valeur monétaire, et c'est ce que les européens, qui passent leur temps à essayer de plaire à tout le monde, n'ont jamais voulu savoir.

-- Regarde un peu ces billets et dis-moi ce que tu vois.

Il tend des billets de 50 et de 100 euros à son interlocuteur.

-- Que des portails et des fenêtres. Il n'y a pas un bonhomme sur ces foutus billets. Et ils osent me sermonner avec leur humanisme de pacotille ! Molière, Shakespeare, Cervantes, tous passés à la trappe ! Il n'y a que des points de passage pour transbahuter des Goudas et des Camemberts. Et le pire, c'est que ces points de passage ne servent plus à transiter quoi que ce soit. On préfère les utiliser comme portes de sortie.

-- Derrière chaque dollar américain il y a les US Marines et un melting pot qui donne des résultats. Derrière chaque yuan il y a un tsunami de mains travailleuses et une croissance aussi fiable qu'un métronome. On sait aussi très bien ce qu'il y derrière le yen et la livre sterling. Pareil pour la roupie. Qu'est-ce qu'il y a derrière l'euro ? On ne l'a jamais su. L'euro, ou ce qu'il en reste, ce n'est que du papier. C'est pour ça que personne ne nous respecte.

-- Autrefois, il y avait des identités nationales. Tout ça a été remplacé par une identité européenne bricolée à coups de traités et de déclarations foireuses, c'est à dire par rien. Zéro. Vaporware. L'Europe, ce n'est plus qu'un porte-conteneurs à la dérive qui ne véhicule aucun idéal. Tout est englouti dans un énorme hypermarché Foir'Fouille pour la libre circulation de saucisses, d'écrans plats et de serviettes hygiéniques que plus personne sur ce continent de gagne-petits ne peut acheter de toute façon. Nous avons troqué notre patrimoine contre quelques caisses de marchandises. Même les américains, qu'on dit drogués de la consommation jusqu'à la moelle pourtant, n'ont jamais osé faire une chose pareille !

-- Tes euros, j'en veux pas.

Le mec en face, qui n'en place pas une depuis le début, reste interloqué. Quelqu'un se lève d'une table juste à côté pour lui taper sur l'épaule et lui donner un dernier avis, style conseil amical s'il veut continuer à fréquenter les lieux.

-- Prends-en de la graine, bonhomme.

D'ailleurs, le barman refuse systématiquement les pourboires en neuneus ici. Il leur préfère les codes cryptés qui donnent l'accès à quelques minutes de bande-passante sur l'Underbahn2.

1 : Telex - cabine Internet, à l'instar des Taxi-Phones d'antan, le plus souvent bricolée à partir d'une ligne téléphonique analogue pour éviter la surveillance qui sévit sur les lignes numériques.

2 : Underbahn - terme communément employé en Europe pour désigner l'Internet clandestin.