January 28, 2005

Crever loin du Neuf-Cube

See how they run like pigs from a gun
see how they fly

-- I Am The Walrus, The Beatles

Falloujah, 17 juillet 2004

Redouane El-Hakim ne vit rien. Il eut juste le temps d'entendre un gloussement de loutre en acier, sifflement rauque surgi des entrailles d'une bête improbable. D'abord il n'y eut rien, et puis tout de suite après l'ombre de l'hélicoptère le couvrit de son voile mortel.

Des bouts de métal chauds fusèrent de partout soulevant une épaisse vague de débris. Redouane peinait à voir au-dessus des embruns de poussière soulevés par les rafales. Son ange exterminateur prit de l'altitude, devenant de plus en plus petit dans le ciel bleu clair, avant de foncer à toute allure vers une nouvelle cible.

L'hélicoptère parti, Redouane prit conscience que sa chemise et son pantalon, tailladés et trempés, lui collaient à la peau. Une flaque rouge s'étalait à ses pieds ; il ne comprit pas tout de suite qu'il s'agissait en fait de son propre sang.

Plus par étonnement que par accès de faiblesse, il laissa tomber sa kalach et se mit à genoux. Toujours sans ressentir la moindre douleur physique, il regarda ses mains écarlates.

Il sentit qu'il se vidait. Et vite.

L'odeur de sang et de merde, qui le rappela un fort remugle de tournante, lui assaillit les narines. Les premiers débordements de plasma lui arrivaient à la glotte.

Il ne fut pas pris par le tournis mais plutôt par une spirale descendante en vrille supersonique qui le cloua au sol. Il se mit sur le dos. Tout allait très vite maintenant. Comme sur le périph' avec son pote Abdelhalim, dans une caisse chouravée dans le parking de Bercy 2, son pied à fond sur le champignon. Bien qu'allongé par terre, il se sentit plaqué contre le sol par cette sensation d'accéleration. La nausée ainsi provoquée fut insupportable.

La désagrégation des matières organiques et des processus cérébraux s'accéléra. Redouane sentit qu'il avait horriblement froid. Boyaux dévissés, sang dépréssurisé, esprit et conscience s'effilochaient dans une déprogrammation ultime. Les turbines de toutes ses forces vives passées en marche arrière, l'entremêlage des mécanismes définissant son moi se détortillait en rebobinage rapide. Écroulement de la double hélice. Le soft de son ADN verrouillé en mode trap. Saint downloading hélicoïdal.

Redouane fut pris d'un soubresaut terminal qui lui extirpa son dernier souffle.

January 11, 2005

Rade terminus

Gerbes de pixels, autant de balles traçantes, éclosaient en mots sur l'écran. Pixels scintillants de pulsions vibratoires rangés en lignes de texte défilant sur l'écran du bas vers le haut, le tout occasionnait de curieux effets visuels: persistances rétiniennes sous forme de néons fantomatiques qui nimbaient le clavier.

Je retapais toutes mes notes manuscrites. Il s'agissait ni plus ni moins que de circonscrire une nouvelle géométrie du langage, des ressources lexicales et dogmes syntaxiques, qui seraient à même de me faire passer du récit linéaire à l'écriture asymétrique. La contextualisation passée au tamis Mandelbrot de la fractalité linguistique. La culture d'un jardin aux sentiers narratifs qui bifurquent. Vu l'objectif, le travail était déjà très mal entamé.

Je m'enfonçais dans ce magma sémiotique en tâchant de m'en faire l'interprète. Explorateur et cartographe de cette région occupée par les signes et où rien n'était, sur le moment, lisible. Chercheur de compréhensibilité dans cette toile de relations opaques, vaste réseau de forces occultes comme celles qui transforment un morceau de charbon en diamant étincelant.

Il était question de pousser inlassablement jusqu'aux limites et habiter cette périphérie nébuleuse à la recherche du seul passage qui mène vers le terrain éloigné et fécond où résident de nouvelles formes intransigeantes. Les sensations, les impressions se juxtaposaient en faux départs, des paragraphes morts-nés immédiatement balayés allaient s'additionner à un patchwork de fausses couches. Autant de lignes de fuite vite taries.

Ereinté, j'abandonnai.

Le fichier Word supprimé, je sortis dans le froid, les pages manuscrites sous le bras. Un briquet Bic et un sac en papier retrouvé par terre, d'où émanaient les effluves d'un kebab récemment consommé, me permirent d'allumer un feu dans une poubelle métallique qui gisait contre l'entrée du bistrot Sidi Bou Saïd. Je déchirai les pages1 du manuscrit et les jetai dans la poubelle. Chaque poignée de pages fit naître une nuée d'étincelles d'où jaillirent les feuilles follettes qui tournoyèrent au-dessus du réceptacle dans des mouvements de derviches enflammés avant de s'élever vers le ciel nocturne. De tièdes flocons de cendres noires neigeaient silencieusement autour de moi. Confettis congrus.

1: J'ai le souvenir de pages quadrillées, passablement écornées, qui furent parcourues par les pattes d'une écriture minuscule composée de glyphes angulaires. On aurait cru des tracés posés par un défilé de bestioles érudites ou bien par les chenilles encrées d'une armada de nano-blindés.