September 1, 2005

Black City

Les arbitrageurs de l'apocalypse. Notre lieu de rendez-vous se trouve au deuxième sous-sol d'une tour du 13e arrondissement, une tour réquisitionnée par décret OPAC, comme une part toujours grandissante de l'immobilier parisien. Notre salle de marché est tapie sous les braises de ce Paris délabré, ville immolée par les programmes économiques successivement ébauchés par cette VIème République nationale-socialiste, programmes économiques largués comme tant de bombes au napalm par une génération de leaders politiques gavée d'une pseudo-science bricolée à partir d'une vieille brocante léguée par Naomi Klein, Susan George, Viviane Forrester, Sous-Commandant Marcos et consorts.

Les cambistes des catacombes. Nous travaillons dans les fissures creusées par le décalage entre l'économie réelle et celle qui est dictée par les grands pontes de l'UE2, où nos échanges occultes constituent les carrières virtuelles d'où est minée la richesse de demain. Creative Destruction Inc., société en cours d'incorporation dans l'Interzone et opérant à travers ces interstices furtifs où le marché, piétiné mais jamais vaincu, reprend ses droits naturels.

Les traders du tohu-bohu. La province est sous la coupe de la beggara et les parisiens ont perdu pied depuis belle lurette, leur ville lumière submergée par les hittistes, les crevards, et les anars gravitant autour des divers Black Blocs. La France tourne au régime turbo-féodal. Là-haut dans la rue, tout se joue dans une cour des miracles. Ici bas, au milieu de nos halles souterraines, règnent les cours des marchandises en tout genre. Ici chez nous, c'est Black City. Là où je trempe dans les affaires techno-littéraires.

La sono pulse d'une musique de raï saturée qui fait trembloter les verres à whisky. Je sirote mon Jameson sans glace, 40% d'alcool qui rappelle le taux de chômage officiel. À côté de moi un trader nouveau riche, que je n'ai jamais vu ici auparavant et qui semble être bien parti suite à une forte dose de Grand Theft Ego, pslamodie son baratin d'halluciné: "leftover vibrations of police state paranoia cultivated by narcotics bureaus".

Djamel me fait signe de l'autre côté de la pièce. Je le rejoins à sa table pour lui rappeler qu'il n'est pas question de laisser ces manuscrits en langue bambara à ces connards de fonctionnaires. De vrais bijoux écrits sur peau de mouton, écorce d'arbres, et omoplates de chameau, une belle brochette du patrimoine de l'humanité qui se vendra à prix d'or. Djamel a déniché un lot de plus de 5.000 manuscrits chez un professeur, plutôt mal rémunéré, de l'université de Sankoré à Tombouctou. Je lui confirme que je paie trois fois le tarif Unesco et en espèces sonnantes et trébuchantes. Dès qu'il s'agit de littérature, j'ai la tchipa facile et généreuse.

Une main m'agrippe par l'épaule. C'est Eastern. Il vient aux nouvelles.

-- Alors, qu'est-ce que devient cette séquence neurogénétique ?

-- C'est bon, mais il y a eu quelques complications. J'ai du quitter Copenhague en vitesse, les évangélistes de la CAMBIA commençaient à se douter de quelque chose. J'ai fini par expédier le code vers Natal depuis un Starbucks à Malmö.

-- T'as quand même employé notre codec ?

Ne voulant pas revenir sur cette histoire, je ne daigne pas répondre. Je change rapidement de sujet.

-- Où est Bilal ?

-- au Telex No. 11. Il est sur une affaire. Une histoire de coltan.

Derrière moi Baby, trader hongrois -- Babelon de son vrai nom, fait un boucan d'enfer. Il se fâche avec le trader nouveau riche, qui est manifestement un indigne représentant de la tchitchi parisienne et qui a eu la maladresse de vouloir lui régler une affaire en neuneus.

-- Je vais t'expliquer ça en termes simples, tu sais, style abécédaire.

Il marque une pause avant de se lancer à fond:

-- Mon groupe industriel entre dans la bagarre mondiale du business planétaire et ça brasse plein de billets. Des greenbacks américains, des yuans chintocks, des roupies indiennes, des yens nippons, et j'en passe. Pour connaître la valeur d'un billet donné, rien de plus simple. Il suffit de consulter les taux de change sur ton PDA. Mais il y a plus important que la valeur monétaire, et c'est ce que les européens, qui passent leur temps à essayer de plaire à tout le monde, n'ont jamais voulu savoir.

-- Regarde un peu ces billets et dis-moi ce que tu vois.

Il tend des billets de 50 et de 100 euros à son interlocuteur.

-- Que des portails et des fenêtres. Il n'y a pas un bonhomme sur ces foutus billets. Et ils osent me sermonner avec leur humanisme de pacotille ! Molière, Shakespeare, Cervantes, tous passés à la trappe ! Il n'y a que des points de passage pour transbahuter des Goudas et des Camemberts. Et le pire, c'est que ces points de passage ne servent plus à transiter quoi que ce soit. On préfère les utiliser comme portes de sortie.

-- Derrière chaque dollar américain il y a les US Marines et un melting pot qui donne des résultats. Derrière chaque yuan il y a un tsunami de mains travailleuses et une croissance aussi fiable qu'un métronome. On sait aussi très bien ce qu'il y derrière le yen et la livre sterling. Pareil pour la roupie. Qu'est-ce qu'il y a derrière l'euro ? On ne l'a jamais su. L'euro, ou ce qu'il en reste, ce n'est que du papier. C'est pour ça que personne ne nous respecte.

-- Autrefois, il y avait des identités nationales. Tout ça a été remplacé par une identité européenne bricolée à coups de traités et de déclarations foireuses, c'est à dire par rien. Zéro. Vaporware. L'Europe, ce n'est plus qu'un porte-conteneurs à la dérive qui ne véhicule aucun idéal. Tout est englouti dans un énorme hypermarché Foir'Fouille pour la libre circulation de saucisses, d'écrans plats et de serviettes hygiéniques que plus personne sur ce continent de gagne-petits ne peut acheter de toute façon. Nous avons troqué notre patrimoine contre quelques caisses de marchandises. Même les américains, qu'on dit drogués de la consommation jusqu'à la moelle pourtant, n'ont jamais osé faire une chose pareille !

-- Tes euros, j'en veux pas.

Le mec en face, qui n'en place pas une depuis le début, reste interloqué. Quelqu'un se lève d'une table juste à côté pour lui taper sur l'épaule et lui donner un dernier avis, style conseil amical s'il veut continuer à fréquenter les lieux.

-- Prends-en de la graine, bonhomme.

D'ailleurs, le barman refuse systématiquement les pourboires en neuneus ici. Il leur préfère les codes cryptés qui donnent l'accès à quelques minutes de bande-passante sur l'Underbahn2.

1 : Telex - cabine Internet, à l'instar des Taxi-Phones d'antan, le plus souvent bricolée à partir d'une ligne téléphonique analogue pour éviter la surveillance qui sévit sur les lignes numériques.

2 : Underbahn - terme communément employé en Europe pour désigner l'Internet clandestin.

August 31, 2005

Mouvement de foule

Cette pieuvre humaine, tournoyait à la derviche, vrillait autour de la Place d'Italie, dans une débauche kaléidoscopique de couleurs mouvementées.

July 28, 2005

Champagne Supernova

Il était particulièrement approprié que le coup fatal porté à cette vieille Europe soit tiré à partir de la Ville Lumière, mégalopole brillante de cette même incandescence terminale qui émane de toutes les étoiles mourantes.

June 28, 2005

Ville lumière

La ville tout entière était irradiée de faibles échos, séquelles des ondes ravageuses d'une bienpensance paranoïaque cultivée par les maîtres-censeurs d'une époque révolue.

June 14, 2005

Glouglou

Semeurs de la famine intellectuelle contemporaine, tout dans leur attitude rappelle le vide absolu. Âmes creusées par le néant et squattées par la frivolité, les têtes auréolées de leur nullité éblouissante, les corps somnambuliques se dandinent dans ces postures qui évoquent la sclérose des assomés. Sphyncters oraculaires atteints d'une incontinence verbale actionnée par cet imbécile gymnastique des mâchoires, cette robinetterie orale débite des sous-maximes pressées en jus de consensualités et du concentré de vanité. Déchets cérébraux passe-partout rendus par hoquets, le convenu et le convenable sont dégobillés par contractions spasmodiques, éjectés dans un jet de novlangue composé de revomi, une vague fétide imprégnée de cet humanisme rance, travesti depuis longtemps en humanolâtrie béate.

May 12, 2005

Tour de Babel



Le colis est arrivé hier matin. Comme j'étais absent, sorti pour régler un énième tracas administratif portant sur ma société d'édition, je suis allé le récupérer à la Poste du Kremlin-Bicêtre dans la soirée.

En sortant de la Poste, je me suis arrêté devant un kiosque pour lire les grands titres des journaux au sujet du braquage de la veille. Le grand banditisme, qui allait en crescendo ces temps-ci, avait atteint une sorte d'apothéose. Attaque musclée par un commando d'une dizaine de personnes en plein centre de Paris. À la place de la colonne Vendôme, un cratère -- et plusieurs établissements de la place du même nom entièrement mis à sac en moins de 5 minutes. La rumeur courait que cette attaque, commanditée par les caïds du grand banditisme en Seine Saint-Dénis, avait été effectuée à l'aide d'une arme nucléaire miniaturisée ; ce qui expliquait la nature dévastatrice de ses effets. Côté autorités, le discours officiel se voulait rassurant sans être prolixe. Traces américano-sionistes, facteurs anarcho-capitalistes, enquête en cours. Ne vous inquiétez surtout pas bonnes gens. Nous ne tarderons pas à venir à bout de ces forces obscures qui cherchent à mettre à terre l'Europe mach 2* altermondialiste. Bref, les grandes phrases creuses habituelles.

Debout devant le kiosque à journaux, je me suis tourné vers ma tour, transformée par la pénombre laiteuse en colonne de lumière légèrement trouble. Je suis rentré chez moi à pas de course.

Arrivé dans le salon, j'ai allumé l'halogène et regardé l'emballage. Il s'agissait d'un paquet FedEx expédié par la société ProtoBabel à Taipei. L'autocollant à l'attention des douanes, où se trouvait apposé un code QR, portait l'inscription sybilline "matériaux d'écriture".

J'ai posé la boîte sur la table basse, juste à côté d'un vieil exemplaire de Developing Bioinformatic Computer Skills que j'avais déniché aux puces de la Porte d'Italie. Ce genre de livre était devenu introuvable, surtout depuis la directive protégeant la sacralité de l'humanisme [sic] émise conjointement par l'ONU-bis et l'UE2*.

J'ai soigneusement découpé le côté du paquet avant de rabattre le rebord ainsi détaché. Une pluie de particules de calage a inondé la moquette. Fabriqués à partir de maïs OGM, ces pépites se mariaient parfaitement avec le whisky irlandais que je me suis empressé de me verser. Le bordereau d'expédition sortait de la boîte. Je l'ai saisi en vue d'en contrôler le contenu.

1 DVD 'Genome Scribbler' V2.1 Developer's Version
(OS Linux MPG)
1 DVD User guide, instructional film, promotional material

Le papier à en-tête arborait l'enseigne de la société où figurait une énorme bâtisse qui ressemblait à une ziggourat mésopotamienne avec un minaret hélicoïdal qui se dressait vers un ciel bas très sombre et baretté de gros nuages. Ceux-ci étaient percés par des faisceaux blancs émis par une boule lumineuse assise sur un sanctuaire perché sur le sommet du minaret. En bas du temple, de nombreuses banderoles, portées par une foule qui défilait entre deux rangées de palmiers, proclamaient la devise de la société en plusieurs langues, dont le français : "Pour une Écriture qui met l'Homme au centre"

L'installation du logiciel terminée, j'ai ensuite inséré un minidisk optique dans l'ordinateur et lancé l'application par une commande vocale.

-- Genome Scribbler use file 20150512-c107.gml on minidisk.

Le drive du minidisk a commencé à s'activer avec un léger sifflement. La fenêtre de l'application s'est ouverte et s'est remplie de chaînes de caractères.

1 GAATTCTCAA GGGGTGGCAA CAAAGAACTT CAATGTATAT AGTCAGGTGG ACATTCCCTT
61 TTTTTTTTTT TTTTTTGTCG ACTCAAAGGA AAAACTTCCC CTTCACTGAG GGTTTGCTGA
121 AAATCAACTG ATCAAAGGCA GATTAATAGG GGGAAAAGCA TACAGGTTTA TTAAATCATA
181 GTTTTATATG ACGTGGGGAA CTTCAGCATG AAGACCTAAG GATATAGGGG GAACTATCCA
241 TTTTATGTGT AGGTTAAGGA AGTATGGACA GCTGTGTAGA AAGAGGATGG AACAGAAAGG
301 CTATGACCTA ATGCTACTAG ACTAAGTGGC GAAAACCAGC AAGGACTGTC TGTCTAGATT
361 CTTCTTGGCC TCTCTGAGCA GCGTTCCTTC CTTCTGGGTG TGGGGCAGGA CCTTCTCTGG
421 AATGAGGATC TTATGACCTG CAATCAAGCA GGTCAGATAA TTTATTTAAG TCTAGTTTTT
481 ACACAGAAAG GAGGGAAGGG GTTAGAGTAC TATTTTCAGG TTTTATGGCC GGCTTTGGTG
541 AAAAGGGGGT CTGTTTTCTT TTTTTTTATT ATTATACTTT AAGTTCTAGG GTACATGTGC
601 ACAACGTGCA GGTTTGTTAC ATATGTATAC ATGTGCCATG TTGGTGTGCT GTACCCATTA
661 ACTTGTCGTT TACATTAGGT ATATCTCCTA ATGCTGTCCC TCCCCCCTCT CCCCACCCCA
721 CAACAGGCCC CGGTGTGTGA TGTTCCCCTT CCTGTGTCCA AGTGTTCTCC AAAAGCAATG
781 GCAACAAAAG CCAAAACTGA CAAATGGGTT CTGTTTTCTA CAACCCACTT TGGGGAAGAA
841 GGATTCTAAT GTCTACAGCA AGCCTCAGGG TAGACTGAGG GGCAGGAGGG CAGGAGAAAG
901 TGACAGAGAA ACGTTTGCTT CTGAGGCTGC TGCTGAGGCC TTCATTTTGA GGTGTTATAT
961 TTTGAGCCCC AACAGTCTGT GCATATTCCT TTGTGTTTTC AAAATCAGTG AATTTCAAAT
1021 CTAAGTTCCC CTTACACTGC GCAGTTCATG TGTTCTACAA TGGTCATTTG GGGCCTCCTC

Le roman d'une vie s'est mis à défiler sur mon écran. Un centre de gravité narratif en germe. Une existence sur mesure. Un devenir-à-incarner en prêt-à-porter. Je me suis vite attelé à peaufiner cette narration in vitro.

Il n'y a encore pas si longtemps les benêts prétendaient que l'empreinte génétique d'un épi de maïs ou d'une tomate étaient inviolables. "Le monde n'est pas une marchandise". Pauvres sots. Ils n'avaient que leurs chaînes d'ADN à perdre. Une marchandise comme une autre, la manipulation de l'ADN était devenue chose aussi facile que le moulage de figurines en plastoc. À présent, les outils logiciels et autres softs consacrés à cette activité circulent facilement et les laboratoires clandos fleurissent. De quoi renvoyer les drogues design d'antan au rang d'accessoires kitsch et ranger l'artillerie lourde des grosses sociétés de biotechnologie au musée des quincailleries industrielles. Creative Destruction Inc.

* UE2 (familièrement appelé UE mach 2) : sur les cinq vitesses ou zones opérationnelles définies par l'UE, seulement les pays membres situés dans les deux premières sont régies par cette directive. Celle-ci alimente un climat de répression générale ne connaît guère de répit. Cette répression, après avoir fait le tour du PAF, sévit actuellement de façon particulièrement draconienne dans l'édition. Les ouvrages suspects aux yeux de l'administration disparaissent les uns après les autres, ce qui ne manque pas de créer des opportunités pour ceux qui ont des bibliothèques bien remplies. À titre d'exemple, un exemplaire samizdat (photocopié) de La Domestication de l'Être va chercher plus de 500 euros sur le marché noir.

April 21, 2005

à l'approche d'Arlanda

Au devant, les feux arrières et les clignotants s'alignaient pour se fondre en un seul et unique chapelet illuminé. Sa trajectoire reptilienne glissait latéralement en s'éloignant du coucher de soleil; ses points lumineux se coagulaient en une coulée de lave arc-en-ciel qui bouillonnait au milieu des arabesques transparentes situées à l'horizon. Ces ondulations, dégagées par la vague de chaleur, se tortillaient avant de s'élever dans un ciel lacéré par la condensation des Airbus qui traçaient des fermetures éclairs ; autant de balafres qui, aussitôt dessinées, s'ouvrirent sur un ether frelaté.

April 20, 2005

Handset 3

Le Blackberry frémit.
Est-il tombé du ciel,
l'e-mail qui s'affiche ?

April 15, 2005

Handset 2

Mon Nokia sonne
mon ouïe vibre d'un vent coulant
c'est un appel d'air

April 4, 2005

April 1, 2005

Handset 1

Mon Nokia sonne
au fil virtuel souffle un
doux vent électrique

March 24, 2005

Test pattern



J'arrivai sensiblement en retard, les checkpoints au nord de Paris ayant été fermés suite à un attentat. J'avais laissé un message sur la boîte vocale de Eastern pour le tenir au courant et avais fait un détour par la Porte de Levallois.

Le rendez-vous avait lieu dans un call center désaffecté à Sarcelles, juste en face d'un hôtel Ibis. L'immeuble avait tout l'air d'être condamné. Les fenêtres étaient murées par des briques tenues en place par de larges appliques de ciment. La façade regorgeait de graffiti composés de divers tags et des noms des groupes de rap les plus en vogue, de représentations grossières de vulves et de pénis dessinés à la bombe ainsi que de gribouillages d'insultes maladroites employant les mots anglais suck et fuck. L'état des lieux me fit comprendre que cette demande n'allait pas tarder à sortir de l'ordinaire.

Je repérai l'entrée, une porte blindée avec un panneau doré qui portait l'inscription GROUPE LOGOMACHIE S.A. Je composai le digicode que Eastern m'avait fourni dans son e-mail et j'y entrai.

Mes pas résonnèrent lourdement dans l'escalier. Je passai au deuxième étage et fis de nouveau un autre digicode pour y accéder. Le bureau de Eastern se trouvait au fond d'une vaste salle utilisée autrefois pour des opérations de télémarketing. Je longeai des dizaines de rangées de cubicles vides, entièrement évacués de tout matériel télécom et informatique. Des grappes de câbles tombaient du plafond troué et faisaient irruption, telles de mauvaises herbes, des gaines éventrées. D'autres câbles arrachés serpentaient le sol tous azimuts. Les seules traces apparentes d'une activité humaine récente étaient les quelques photos et calendriers poussièreux encore punaisés aux cloisons blêmes.

Eastern me reçut dans son bureau. Son cigare Trinidad Fundadores, projetant des fumerolles en arabesques vers le plafond, alourdissait encore plus l'ambiance, si ce n'était que l'aménagement dispendieux y tranchait singulièrement avec la misère vue dehors : éclairage à l'halogène, couleurs ensoleillées, moquette épaisse, fauteuils en cuir.

-- Désolé pour le retard. Il y avait une merguez-party à la Porte de Clignancourt organisée par quelques indigènes de la République munis de ceintures d'explosifs.

Ne réagissant nullement à mes propos, il me pria de m'asseoir et il commença la réunion en allant droit au but.

-- Selon tous les usages habituels, personne n'est au courant de rien. Le contrat sur lequel je travaille actuellement n'existe pas. N'empêche que j'ai quelques grands ténors du MiniCul1 sur le dos et je me trouve dans une situation particulièrement pénible, voire hasardeuse.

Il tira longuement sur son havane avant de continuer. La cendre rutilante au bout envoyait une alerte rouge.

-- Le Ministère attend du produit mais mon atelier est complètement bloqué. Mon progiciel est verrouillé et je me trouve dans l'impossibilité de faire travailler mon équipe. De leur côté, les cadres du Ministère qui gèrent les contacts avec mes services ne se gènent pas pour me rappeler, et ce dans des termes plus que directs, que j'ai une obligation absolue de résultat sur cette affaire. Je trouve que le ton s'accompagne, depuis peu, d'un brin de menace.

Pour clôturer son introduction, il lâcha une généreuse bouffée de fumée qui plana pendant quelques secondes au-dessus de son bureau.

-- Faites voir votre installation et je verrai ce que je peux faire.

Un ascenseur privé qui desservait son bureau nous déposa dans un sous-sol où se trouvait la salle-machine, ou plutôt l'atelier d'écriture, comme l'appelait Eastern.

Je remarquai d'abord le dispositif de visualisation composé de grands cadres métalliques suspendus depuis des rails coulissants fixés au plafond. Chromé noir, le tout était lisse, étincelant, froid, comme si l'installation était forgée à partir d'un métal stellaire dans un laboratoire orbital. Qualité cosmique. Trois écrans plats étaient encastrés dans chaque châssis, un grand écran au milieu flanqué de deux écrans plus petits qui étaient légèrement tournés vers le centre. Tous les écrans affichaient une mire en forme de mandala celte en noir et blanc. De légères perturbations vinrent troubler l'affichage.

-- C'est du joli. Qui vous a fait l'installation ?

-- Un spécialiste qui m'a monté des salles de marché à Macau par le passé. Il me devait quelques services.

-- Donc, c'est ici que vous avez investi vos gains suite à la bulle du coltan.

-- En partie.

Désirant changer de sujet, il pointa du doigt l'unité centrale. Celle-ci trônait au milieu de l'installation. En forme de cube, elle avait l'aspect d'un bloc de granit noir poli, des câbles RJ-11 sortaient de chaque côté comme autant de tentacules translucides. Deux grands fauteuils en cuir munis de pupitres se trouvaient de chaque côté. Chaque fauteuil était positionné sous un des ensembles d'écrans plats. L'autre extremité d'un câble RJ-11 sortait d'une gaine fixée sur l'accoudoir droit de chaque fauteuil.

Je m'approchai de l'ordinateur. Le cube vibrait de façon si intense qu'au toucher il émit un léger bourdonnement aigu tout en déchargeant un fourmillement dans les doigts. La seule chose qui cassait la noirceur lisse de sa surface était les logos jumelés d'IBM et d'Intel accompagnés de la mention 'IBM ThinkTank, Intel MPG Inside'.

Eastern, voyant que je regardais la marque, me donna quelques précisions.

-- Pour IBM c'est un ThinkTank, mais pour moi c'est un Writers' Block.

J'acquiesçai en souriant avant de passer aux questions techniques.

-- Et qu'est-ce qu'il y a comme OS et applis sur cette bécane ?

Il sortit un calepin de sa poche et commença à lire à haute voix.

-- Linux MPG 1.5, C shell MPG, MySQL MPG 0.9, et Perl MPG 1.1. Tout est en version MPG2.

-- Comme compilateur ?

-- Un vieux gcc MPG 0.8.

-- Et qu'est-ce qui se passe avec le progiciel ?

Eastern m'invita à m'asseoir dans un des fauteuils et prit le fauteuil à côté de moi.

-- Je soupçonne les chinois d'avoir verrouillé ma license 'Brainstormer'. C'est un achat que j'avais négocié à Chi-Lung, juste après l'invasion. Le logiciel était patché pour se connecter à leur grid lors de chaque séance utilisateur afin d'accéder à des modules essentiels au fonctionnement de l'ensemble. Ils ont dû décider de résilier la license. Le comble, c'est qu'il s'agissait d'une license piratée par eux à partir d'un grid brésilien. Depuis un moment, la rumeur court qu'ils montent une opération similaire à la mienne à Taipei. Je crains qu'ils n'aient décidé de passer à l'acte. Bref, j'ai huit consciences encapsulées que je n'arrive plus à faire tourner.

-- Qui vous a bricolé les interfaces machine-cortex ?

Eastern me dévisagea.

-- Moins vous en savez, mieux c'est pour vous. Et pour moi.

-- Les données cognitives encapsulées sont en quel format ?

-- Nous utilisons BrainWaves XML avec le DTD lite.

-- Alors, il me faudra un AC/DC3.

Là-dessus, il poussa un soupir de résignation.

-- Ce sera plus délicat, vous savez. Ce genre de logiciel n'est plus admis dans nos contrées, règlements édictés par l'ONU-bis obligent.

-- Je ne peux rien faire sans.

-- Vraiment ?

-- Vous n'aviez pas vos entrées dans les archives soft à Natal4 ?

-- Si, j'y ai toujours accès.

-- Bon. Je ne peux rien faire sans. Il me le faut absolumment.

-- D'accord, je verrai ce que je peux faire. Bon, venons-en aux faits. À vue de nez, ça cherchera dans les combien ?

Je fis rapidement quelques additions mentales.

-- Ça cherchera dans les 20.000 euros plus les frais pour une livraison sous 30 jours. Je prendrai l'équivalent en neuneus5 si ça vous arrange.

Eastern fit oui de la tête.

-- D'accord. En effet, un règlement en nouveaux euros est préferable et ne risque pas d'attirer les regards indiscrets. Faites comme d'habitude en me faisant parvenir une offre écrite pour une quelconque étude de base des données. Mettez-le tout au nom de votre société. Vous pouvez commencer immédiatement.

Je me levai.

-- Bon, c'est marché conclu alors.

Il se leva à son tour et me serra la main énergiquement. Quelle qu'était la nature de la demande, je n'avais jamais refusé le développement d'un logiciel clandestin. Le plus souvent je ne savais nullement comment procéder suite à l'acceptation de mes conditions. Cette fois-ci encore moins que les autres.

Je sortis. Il faisait nuit. Un vent glacial traversait le carrefour. Le froid sec et la montée de mon adrénaline étaient annonciateurs d'une longue nuit. En face, l'énorme enseigne néon de l'hôtel grésillait bruyamment. Son clignotement me malaxa la vue avec ses pulsions lumineuses.

Je marchai à cadence soutenue pendant plusieurs minutes avant de m'arrêter. Les poumons explosés par le froid, j'arrivai au centre d'un de ces espaces urbains neufs, largué sur le quartier délaissé comme un colis d'aide humanitaire censé redonner vie à une zone en friche. Ne manquaient plus que quelques casques bleus pour injecter davantage d'inutilité dans le décor environnant.

Le secteur était nouvellement construit et à peine défraîchi, les phares des lampadaires étaient auréolés d'irisations crystallines et l'éclairage au sodium nappait le trottoir d'un ballet de lueurs poussièreuses. Au loin, je voyais toujours scintiller la marque de l'hôtel. À moins que ce n'étaient des persistances rétiniennes qui me troublaient la vue de sorte que, même avec les yeux fermés, je voyais bien sur les linéaments brodés en fines dentelles à l'intérieur de mes paupières que l'enseigne était endommagée et que le 'H' et le 'O' étaient éteints.

Tel Ibis.

1 : Ministère de la Culture, de la Communication, de l'Information-Spectacle, et du Temps de Cerveau Humain Disponible.
2 : massively parallel grid
3 : accumulateur des consciences/décompilateur des consciences
4 : l'Institut International de Neurosciences à Natal au Brésil
5 : Nouvel EUro ; mis en circulation en Allemagne, en Belgique, et en France suite à la déclaration d'Istanbul décrétant une Union européenne à cinq vitesses.

March 14, 2005

Sous le métro aérien à Jaurès

Un homme tourne sous la pluie à Jaurès, son ventre bien creux ;
dans un rêve lointain il fut cadre sup' à la Tour GAN.
Son sac Ed contient une lettre de l'ANPE.
Il fait la manche en face des caravanes du cirque Tsigane.

Une folle mendie cent balles aux passants indifférents.
Ils ignorent qu'il est une vedette, un junkie solaire,
qui se laisse fondre dans la spirale d'un décès lent,
en guettant son prochain client, un vicieux notaire.

Un cul-de-jatte clopine sur un étai solitaire.
Cela fait un bail qu'il a mis l'autre béquille au clou ;
puis, il tombe raide en frissonnant et en gobant l'air.
Il se dit qu'il est trop tôt pour finir dans un trou.

Un clodo gigote sur une grille d'aération ;
dans son sac de couchage troué, il a trop la loose.
Comme un fauve, il défend son dernier bastion,
mais il a trop la flemme pour aller gagner du flouze.

March 1, 2005

white girl in paris

Autour du métro Stalingrad,
une paumée fait la picorette.
Elle s'agenouille juste devant un rade
pour cueillir d'illusoires galettes.

Une cage d'escaliers loge l'autel.
Des dévots crades vénèrent la dose.
Les croyants filent 'Porte de la Chapelle'.
La cave 'rue de l'Evangile' est close.

Âmes en dérive cherchent pénitence.
Les petits cailloux blancs absolvent tout
leur désespoir sur un matelas rance,
parmi le sang, l'urine et les poux.

Le RMI et la CMU
sont monnaies courantes dans ces lieux.
Tout comme le prix d'une passe chez les grues
pour embrasser le cul de Dieu.

Les cours du Subutex grimpent fort
sur le marché à Château Rouge.
C'est l'hécatombe à la Goutte d'Or.
Dans les cours des squats, rien ne bouge.

Les crackeurs se planquent, les modous veillent,
les camés casés tous font gaffe.
Le dernier chic est le look Popeye.
Cent tapineuses du périf taffent.

February 14, 2005

Le bout du tunnel

J'entre dans le tunnel. Le bourdonnement des véhicules y est assourdissant. Je trouve l'emplacement dédié au point d'eau et je m'y cache pour guetter la manifestation des premiers signes. L'épiphanie se fait attendre.

Son arrivée a lieu directement en face, là où la surface du mur est recouverte d'écailles blanches. Ce tableau laiteux se couvre d'une écriture fluide. Mon soliloque fleurit sur la surface pour s'y faner presque aussitôt. Il m'est télégraphié en script cursif tracé par les reflets rougeoyants des feux arrières des voitures qui passent, composant des glyphes sur les écailles. Les irisations tournoient en s'estompant progressivement.

La dictée signale le début de mon écriture neurochimique, transcription directe dans mon centre de gravité narratif grâce aux persistances rétiniennes poinçonnées les unes sur les autres.

Le récit avance au rythme des klaxons. Les épais gaz d'échappement donnent de la chair aux mots.

Mon nègre blanc à moi est un oracle monolithe, palimpseste d'albâtre d'où naît mon codex.

Juste avant l'aube, je remonte sur l'échangeur d'autoroute pour entamer ma marche vers la Porte Maillot. Au loin, l'Hôtel Concorde La Fayette trône sur le quartier. Les antennes totémiques perchées sur son toit éperonnent le ciel de plomb.

January 28, 2005

Crever loin du Neuf-Cube

See how they run like pigs from a gun
see how they fly

-- I Am The Walrus, The Beatles

Falloujah, 17 juillet 2004

Redouane El-Hakim ne vit rien. Il eut juste le temps d'entendre un gloussement de loutre en acier, sifflement rauque surgi des entrailles d'une bête improbable. D'abord il n'y eut rien, et puis tout de suite après l'ombre de l'hélicoptère le couvrit de son voile mortel.

Des bouts de métal chauds fusèrent de partout soulevant une épaisse vague de débris. Redouane peinait à voir au-dessus des embruns de poussière soulevés par les rafales. Son ange exterminateur prit de l'altitude, devenant de plus en plus petit dans le ciel bleu clair, avant de foncer à toute allure vers une nouvelle cible.

L'hélicoptère parti, Redouane prit conscience que sa chemise et son pantalon, tailladés et trempés, lui collaient à la peau. Une flaque rouge s'étalait à ses pieds ; il ne comprit pas tout de suite qu'il s'agissait en fait de son propre sang.

Plus par étonnement que par accès de faiblesse, il laissa tomber sa kalach et se mit à genoux. Toujours sans ressentir la moindre douleur physique, il regarda ses mains écarlates.

Il sentit qu'il se vidait. Et vite.

L'odeur de sang et de merde, qui le rappela un fort remugle de tournante, lui assaillit les narines. Les premiers débordements de plasma lui arrivaient à la glotte.

Il ne fut pas pris par le tournis mais plutôt par une spirale descendante en vrille supersonique qui le cloua au sol. Il se mit sur le dos. Tout allait très vite maintenant. Comme sur le périph' avec son pote Abdelhalim, dans une caisse chouravée dans le parking de Bercy 2, son pied à fond sur le champignon. Bien qu'allongé par terre, il se sentit plaqué contre le sol par cette sensation d'accéleration. La nausée ainsi provoquée fut insupportable.

La désagrégation des matières organiques et des processus cérébraux s'accéléra. Redouane sentit qu'il avait horriblement froid. Boyaux dévissés, sang dépréssurisé, esprit et conscience s'effilochaient dans une déprogrammation ultime. Les turbines de toutes ses forces vives passées en marche arrière, l'entremêlage des mécanismes définissant son moi se détortillait en rebobinage rapide. Écroulement de la double hélice. Le soft de son ADN verrouillé en mode trap. Saint downloading hélicoïdal.

Redouane fut pris d'un soubresaut terminal qui lui extirpa son dernier souffle.

January 11, 2005

Rade terminus

Gerbes de pixels, autant de balles traçantes, éclosaient en mots sur l'écran. Pixels scintillants de pulsions vibratoires rangés en lignes de texte défilant sur l'écran du bas vers le haut, le tout occasionnait de curieux effets visuels: persistances rétiniennes sous forme de néons fantomatiques qui nimbaient le clavier.

Je retapais toutes mes notes manuscrites. Il s'agissait ni plus ni moins que de circonscrire une nouvelle géométrie du langage, des ressources lexicales et dogmes syntaxiques, qui seraient à même de me faire passer du récit linéaire à l'écriture asymétrique. La contextualisation passée au tamis Mandelbrot de la fractalité linguistique. La culture d'un jardin aux sentiers narratifs qui bifurquent. Vu l'objectif, le travail était déjà très mal entamé.

Je m'enfonçais dans ce magma sémiotique en tâchant de m'en faire l'interprète. Explorateur et cartographe de cette région occupée par les signes et où rien n'était, sur le moment, lisible. Chercheur de compréhensibilité dans cette toile de relations opaques, vaste réseau de forces occultes comme celles qui transforment un morceau de charbon en diamant étincelant.

Il était question de pousser inlassablement jusqu'aux limites et habiter cette périphérie nébuleuse à la recherche du seul passage qui mène vers le terrain éloigné et fécond où résident de nouvelles formes intransigeantes. Les sensations, les impressions se juxtaposaient en faux départs, des paragraphes morts-nés immédiatement balayés allaient s'additionner à un patchwork de fausses couches. Autant de lignes de fuite vite taries.

Ereinté, j'abandonnai.

Le fichier Word supprimé, je sortis dans le froid, les pages manuscrites sous le bras. Un briquet Bic et un sac en papier retrouvé par terre, d'où émanaient les effluves d'un kebab récemment consommé, me permirent d'allumer un feu dans une poubelle métallique qui gisait contre l'entrée du bistrot Sidi Bou Saïd. Je déchirai les pages1 du manuscrit et les jetai dans la poubelle. Chaque poignée de pages fit naître une nuée d'étincelles d'où jaillirent les feuilles follettes qui tournoyèrent au-dessus du réceptacle dans des mouvements de derviches enflammés avant de s'élever vers le ciel nocturne. De tièdes flocons de cendres noires neigeaient silencieusement autour de moi. Confettis congrus.

1: J'ai le souvenir de pages quadrillées, passablement écornées, qui furent parcourues par les pattes d'une écriture minuscule composée de glyphes angulaires. On aurait cru des tracés posés par un défilé de bestioles érudites ou bien par les chenilles encrées d'une armada de nano-blindés.