-- Numéro 127 !
Après deux heures d'attente, je me pointe au guichet poisseux muni de ma liasse de papiers. Un bonhomme balourd me dévisage en regardant son bloc-note.
-- Donc, l'entreprise a pour but 'activités de banques de données'. C'est quoi ça? Vous avez des papiers pour ça?
Bien qu'ils ne soient pas très doués, les fonctionnaires ont tout de même ce don pour communiquer leur savoir-faire en matière d'échecs cuisants.
En un instant, je décèle l'intellect éteint de celui dont toute soif de connaissance est étanchée depuis qu'il a obtenu son brevet d'études, la dégaine flasque de l'être qui slalome entre les amoncellements de paperasserie, l'ignorance de celui qui ne s'est jamais aventuré plus loin que le Club Momo Framtour demi-pension le plus proche, la hargne du teckel qui voit un os plus gros que le sien, l'envie de celui qui n'a jamais vibré pour la moindre prise de risque, la jalousie malsaine de celui qui a depuis longtemps oublié l'idée même de ce que pourrait être l'ambition, le désespoir hystérique de celui qui a manqué tous les coches, y compris le corbillard qui aurait dû l'embarquer depuis longtemps, et le vide assourdissant qui retentit au tréfonds du réceptacle le plus creux.
Moi, je ressens juste une haine méritée envers un sangsue qui ne fait pas grand chose et qui a le culot de s'en enorgueillir. Le tout à mes dépens, merci du peu.
S'il est vrai que toute notre vie défile devant nos yeux au moment de notre mort, il est également vrai que la vie ratée d'un fonctionnaire est estampillée à jamais sur ses rétines mornes.