August 20, 2004

Périph'

5H30.

Un imposant calme trompeur s'empare de Paname dans le bref intervalle immiscé entre la nuit profonde et l'aurore. La capitale, nettoyée de ses piétons, cède provisoirement l'ensemble de son bitume aux présences mécanisées et le moindre bruit de pas brise le frêle silence. L'attente d'un taxi est accentuée par le grésillement d'un réverbère électrique.

Le taxi arrive en trombe, dans le sens opposé, en face de la tête de station. Je balance mon barda à l'arrière côté conducteur et je me cale dans le siège côté passager.

- Bonjour. Roissy, s'il vous plait. Terminal 2D.

Le conducteur me regarde dans son rétroviseur et, pour tout acquiescement, esquisse un hochement de la tête avant de démarrer. En route !

Nous sommes arrêtés à un feu rouge dans le nouveau quartier habité par le Ministère de la Finance, SAP, et divers groupes internationaux. Tout est lisse, inerte, d'une pureté javellisée. A croire que l'endroit est passé au Kärcher par le froid sec de ce matin hivernal plus que rude. Des constructions toutes neuves, nouvellement sculptées et d'apparence vierge, inondent de leurs éclairages un macadam qui a à peine servi.

Au coin de la rue Louis Weiss, un intrus quelque peu saugrenu, sous forme d'un vieux troquet récalcitrant pris en sandwich entre deux édifices immaculés, squatte l'ultime emplacement suranné encore indemne dans ce carré de maisons. Les constructions de chaque côté tentent d'évacuer ce résidu sombre par la seule blancheur de leur présence fluorescente.

Nous franchissons la passerelle qui surplombe les lignes SNCF et RER. Côté passager, les projecteurs font jaillir des mirages sur les rails ferroviaires qui tracent des arabesques argentées vers la banlieue Sud. En bas de la rue, le complexe MK2, citadelle post-moderne éclatante de verre et d'acier, nous fait son cinéma.

Pont de Bercy. Lampadaires (côté Seine) et réverbères (côté Métro) défilent en chapelets flous. Les arcades façon aquéduc coiffent un trottoir sillonné par un chemin pour cyclistes. Au-dessus, le premier métro direction Nation rugit dans un vacarme de ferraille.

On vire à droite devant le palais néo-aztèque du Centre Omnisport de Bercy pour emprunter le quai du même nom. Sur l'autre rive de la Seine, les énormes stèles de la TGB, noires comme l'ébène et parsemées de points scintillants troubles, se haussent derrière les péniches, tapissant le fleuve d'un reflet glauque.

Du côté de l'ancien emplacement des Grands Moulins de Paris, je peux discerner des grues de construction. Elles sont à peine perceptibles contre le ciel de plomb airbrushé aux teints 'fin du monde'. Leurs contours se dégagent grâce aux phares stroboscopiques d'un violet fluo qui pulsent en continu comme pour accompagner la cadence d'une activité industrieuse. Pourtant, le travail est stoppé net depuis la tombée de la nuit. Les grues désarticulées restent immobiles, happées dans diverses postures telles un ballet interrompu en pleine séance.

On quitte le quai de Bercy en montagnes russes. La route pique violemment pour ensuite grimper à côté d'une baleine grisâtre naufragée qui frôle l'échangeur. Ci-gît le Centre Commercial de Bercy. Des logos de marque tout en couleurs primaires se levent dans le ciel devenu firmament tapissé d'enseignes à neon qui fardent l'éther de leur maquillage bon marché.

Sur le périph', la chaussée file à toute vitesse effleurant l'orée de la talibanlieue.

A la porte de Bagnolet, la bretelle vers l'autoroute A3 monte en pente raide vers le ciel et nous sommes emportés par un pont aérien éclairé par un jour artificiel généré par les lampes à sodium qui balaient l'obscurité. L'A3 contourne ainsi le no man's land planqué en contrebas.

La ligne droite vers Roissy démarre véritablement.

L'asphalte de l'A3 se transforme en tapis volant à tombeau ouvert, slalomant entre les barrières anti-bruit qui flanquent la route.

Une énorme bâtisse surgit côté droit. HLM d'une dizaine d'étages, la façade est ondulée tout en largeur comme pour mieux épouser les cambrures de l'autoroute et l'immeuble est chapeauté par un énorme panneau lumineux chantant les louanges d'un constructeur informatique. Quelques lumières à l'intérieur témoignent de l'activité matinale des premiers éveillés. A l'extremité Sud aux étages supérieurs, les rebords des fenêtres fraîchement léchés par le carbone et les vitres explosées trahissent le labeur d'un incendie récent.

Voyant la route devant nous dégagée, le chauffeur appuie sur le champignon. En mettant le turbo, nous abandonnons ces quartiers qui turbinent au rythme des allocs pour pénétrer dans un secteur boisé, le véhicule effectuant un plongeon dans une forêt noire.

Un peu plus loin le bahut file sous une passerelle dont la façade nous offre une fresque en graffiti peinte à la bombe. Il s'agit d'un Bugs Bunny. La tête couronnée, il porte une robe de monarque à col de fourrure. Le bidextre Bugs tire dans le tas avec ses deux AK-47, le visage hilare fidèle au style de la grande époque Chuck Jones. Bravo l'artiste.

L'apparation de Bugs nous signale que nous quittons la lieueban sinistre pour reprendre pied bientôt en contrées civilisées. Les panneaux routiers y vont de leur compte à rebours sous forme d'abécédaire énumerant les terminaux aériens de Roissy.